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Chatsworth Creek 2 chapitres en exclusivité!!!


CHATSWORTH

CREEK

L’amour ne meurt jamais

La haine non plus

ROMAN

CHRIS LOSEUS

CHATSWORTH

CREEK

© CHRIS LOSEUS, 2015

ISBN 978-2-9556977-0-2

Le vent a laissé ses empreintes

Au cœur du vallon fleuri

Et l’arbre mort légèrement courbé vers l’est

Étend ses bras de vieillard démuni

Cherchant de ses extrémités crochues

Un point d’appui…

Allan.P Daddy

On ne sait jamais sur quoi ouvre une porte avant de l’avoir poussée et d’en avoir franchi le seuil. Il est des fois où ne pas la pousser est un salut. Jack Sanders, le nouveau propriétaire, aurait dû le savoir. Cet homme venait de nulle part. Il était arrivé là par une belle journée de septembre avec sa femme. Ils étaient beaux tous les deux, elle avec son ventre arrondi par une grossesse naissante, lui radieux, heureux de s’isoler. C’était un beau couple, ils se donnaient la main, leurs yeux brillaient, c’était sûr qu’ils étaient amoureux, heureux d’être là, ensemble. Les gens du pays disaient qu’il était écrivain. Mike Holligam, notre agent immobilier, me le confirma plus tard. Un homme peu causant. Cette maison, la maison sur la colline avait été mienne avant. Comme Jack Sanders, j’y étais venu par une belle journée d’été. Comme lui, j’étais arrivé avec ma femme. Sanders aurait dû savoir… Il aurait fallu que quelqu’un lui explique, lui raconte, le mette en garde. Les portes fermées dont on ne possède pas la clef ne sont pas bonnes à ouvrir. Ses histoires en sont pleines, je le sais parce que j’ai lu ses livres depuis. Peut-être était-ce à moi de lui dire. Peut-être aurais-je dû aller le trouver, là-haut sur la colline, un pack de bières à la main. On se serait installés sous le porche, sur les vieux sièges achetés chez Pitt. Ouais, je serais monté là-haut, on aurait discuté, fait connaissance, puis une fois la nuit venue, lorsque les ombres se seraient étirées, je l’aurais emmené sur le petit sentier envahi par les broussailles. On serait montés jusqu’à la ruine, et je lui aurais montré la porte et l’aurais mis en garde. Il méritait de savoir. Tout le monde ici savait… Mais personne ne parle chez nous, pourtant nous savions tous que ce pouvait être dangereux pour lui, d’autant que les portes de l’imaginaire, celles qui l’emmènent là où il écrit, pouvaient l’exposer plus encore…

Chapitre 1

Septembre

1

Janice m’avait acheté un porte-clefs — une tête de bébé avec un petit anneau — et dans l’état où j’étais ce jour-là, je ne pouvais trouver plus beau cadeau. C’était juste avant de partir, elle me l’avait glissé dans la main en me disant que c’était pour notre nouvelle vie, alors que nous montions à bord de la voiture. Je me souviens de ce départ comme si c’était hier. Le temps était maussade, un vent chaud soufflait sur New York, les arbres se tordaient sous les rafales du vent et les premières feuilles commençaient à s’en décrocher. C’est le genre de chose qu’on remarque du coin de l’œil et que l’on n’oublie pas, elles commençaient à avoir une légère teinte orangée et volaient pour venir s’échouer mollement sur la pelouse et les allées de Central Park. Je me disais que la route allait être difficile avec ces foutues rafales, en tout cas jusqu’à ce que le vent disparaisse, parce qu’il me semblait évident que nous ne l’aurions pas tout au long des 2 800 miles, et même si ça me rassurait (je n’ai jamais été un gros rouleur) j’étais déjà fatigué à l’idée de parcourir autant de bornes. C’était Janice qui avait insisté pour que nous prenions la voiture. C’était l’occasion de nous détacher de tout, de traverser le pays comme deux étudiants rentrant à l’université après les grandes vacances. Une bonne idée finalement, parce que c’est vrai qu’on s’est bien amusés sur ce trip. Redécouvrir le pays, s’arrêter dans des patelins aux noms exotiques comme Waverly ou Goehener pour dormir dans des hôtels à la moquette élimée, juste après avoir dîné dans un restaurant crasseux où vos potatoes sont servies dans leur jus. (Comprenez leur huile de cuisson.) S’arrêter dans des stations-service où un type édenté vous encaisse le carburant et les canettes de Coca en vous regardant par en dessous et en vous demandant « Et où ils vont ces m’sieurs-dames », alors qu’une éolienne tourne lentement, poussée par le vent. Une bonne vieille station-service avec ses bornes à la peinture écaillée, la poussière qui vole lorsque vous vous garez et le pauvre chien squelettique qui jappe pour la forme en tendant son museau vers vous. Des endroits que vous ne visitez plus lorsque vous vivez dans la Big Apple, pour quoi faire ? Les avions sont là pour vous emmener à l’autre bout du pays, le temps de regarder deux ou trois bons films, calé au fond de votre fauteuil Pullman. Mais Ja y tenait, et encore une fois, c’était une bonne idée. Redécouvrir son pays avec de vraies personnes, authentiques, avec du relief… Oui, une vraie bonne idée, et un maximum d’images à se coller au fond du crâne pour mes bouquins. Le côté pittoresque du pays, et cette sensation de liberté sur les grandes routes traversant les États. Ce long trip restera gravé dans nos mémoires, à Ja et moi, comme l’un de nos bons moments — ce genre de souvenir qui remonte en vous d’un coup, avec des images nettes du temps passé à être bien ensemble.

Le portier du San Remo (Sam pour les habitants de l’immeuble) nous avait accompagnés jusque sur le trottoir avec quelques sacs à la main. Nous allions partir et nous éloigner… La circulation était dense devant le 145 Central Park West, et je me sentais excité de quitter la fébrilité new-yorkaise pour rejoindre le calme de Chatsworth Creek.

J’ai eu beaucoup de chance, la vie m’a apporté ce que j’attendais. Rien n’a été immédiat, il a fallu du temps, des désillusions (qui m’ont valu pas mal de problèmes avec les parents de Ja). Mais c’est arrivé. J’ai toujours écrit ! Gamin déjà, j’étais celui qui s’assoit contre le mur au fond de la cour et qui gribouille sur un calepin. Certains pourraient penser que j’étais triste, sans amis, un peu paumé, mais ceux-là se trompent. J’étais bien, heureux, entouré de mes personnages et des lieux magiques où je me trouvais. Finalement, c’était le réel qui me posait problème, j’avais du mal, beaucoup, à y être bien, à trouver ma place. J’étais un gamin un peu maladroit, puis un adolescent plutôt gauche avant de devenir un adulte qui devait paraître assez paumé, rêveur. C’est un miracle qu’un jour Janice ait posé les yeux sur moi. Elle, sportive, gestes sûrs, regard bien ancré dans la réalité, entourée par une foule d’amis. Je me souviens de notre première rencontre comme si c’était hier. Nous étions conviés le même soir à une émission de télévision, elle comme invitée principale, moi en remplacement d’un écrivain qui avait trouvé mieux à faire ce jour-là. On m’avait appelé au pied levé en me demandant si je pouvais être là le plus vite possible. Bon sang, qu’est-ce que j’aurais eu de mieux à faire à cette époque-là ! J’ai dit oui, et j’y suis allé. Mes romans ne se vendaient pas. Pas de visibilité, pas d’interviews et un éditeur qui hésitait à lancer le prochain. J’étais dans cette tranche intermédiaire, au-dessus des petits tirages et au-dessous des quelques dizaines de milliers d’exemplaires qui font la différence. Mais j’avais une télé, le Graal tant attendu pour devenir enfin plus visible. J’étais bien conscient que ça n’était qu’un remplacement au pied levé, mais je n’allais pas me défiler. J’avais le vague souvenir d’avoir été contacté quelques semaines auparavant au cas où, mais c’était flou, je ne savais même plus qui avait demandé ma présence. J’étais arrivé sur le plateau un peu en retard, elle était déjà là. Une maquilleuse m’avait pris en main, et j’étais en train de me faire coiffer lorsqu’elle m’était apparue. Je me souviens du ridicule de mes cheveux en l’air alors qu’elle approchait.

« Monsieur Sanders ? »

J’ai ri en tournant la tête dans sa direction, mes cheveux en crinière électrique suivant le mouvement.

« J’en ai bien peur ! »

Je me souviens de son rire, le premier qu’elle m’adressait, celui qui resterait toujours ancré en moi. Elle s’était approchée avant de s’asseoir sur le fauteuil d’à côté. Elle avait cette spontanéité insolente.

« Je suis heureuse que vous soyez disponible, ils avaient prévu Douglas Barsfild, mais je crois qu’il vient de nous planter. »

Douglas Barsfild, évidemment, j’avais complètement oublié. Mais en l’entendant me le dire ce soir-là, les choses se remettaient en place dans mon esprit. Le coup de fil passé par une assistante de Jimmy Fallon alors que j’essayais de finaliser mon dernier roman. La sonnerie m’avait agacé, j’avais décroché un peu énervé avant d’être surpris par ce que mon interlocutrice me disait.

« Monsieur Sanders ?

— C’est moi oui.

— Donah Dolson, je suis l’assistante de M. Jimmy Fallon. »

Un bond dans ma poitrine. C’est le genre d’appel que vous n’attendez pas, de ceux que vous êtes censé ne pas oublier.

« Monsieur Sanders, nous préparons le Tonight Show du dix octobre, notre invitée sera Mlle Woon. Vous savez, nous demandons toujours à nos invités de nous donner quelques noms de personnalités qu’ils souhaiteraient avoir auprès d’eux pour le show, vous êtes sur la liste de Mlle Woon, est-ce que ça pourrait vous intéresser ? »

Si ça pouvait m’intéresser ! Mon cœur s’emballait, le plus gros des talk-shows et on me proposait à moi, Jack Sanders, de venir y participer.

« Oui… Oui, je suis OK. Pas de problème. Le dix octobre, c’est ça ?

— C’est ça. On vous met sur la liste, pour l’instant l’auteur retenu est Douglas Barsfild. Il se peut qu’il y ait un changement et que vous preniez sa place. On vous recontactera, si vous n’avez pas de nouvelles de nous dix jours avant le talk, c’est que vous n’y participerez pas. La liste n’est pas définitive. Le direct ne vous dérange pas ? »

Je n’ai pas réfléchi ni à l’émission ni au direct, et j’avais complètement oublié qui était l’invité qui avait demandé ma présence. J’avais donc répondu automatiquement :

« Non, pas de problème avec le direct.

— OK, c’est parfait alors, on revient vers vous si c’est bon pour la participation. Bonne soirée monsieur Sanders.

— Bonne soirée m… »

Elle avait raccroché. J’étais resté quelques minutes à y penser, le cœur tambourinant dans la poitrine, et puis les semaines étaient passées jusqu’à la date fatidique des dix jours avant l’émission. Personne ne m’avait contacté, je m’étais dit que la chance avait été là, à deux doigts et puis… raté. Je n’aurais pas droit à cette visibilité. J’étais complètement incapable de me remémorer le nom de celui qui avait demandé ma présence, et je m’en foutais pas mal finalement. Je n’avais pas été retenu par la production. Jusqu’à ce coup de fil non pas dix jours, mais trois heures seulement avant le début du talk.

Le grand Douglas Barsfild. Je me demandai ce que je faisais là. Vous voyez, ce genre de situation où vous ne vous sentez pas à votre place, où vous avez la sensation qu’un doigt pointé sur vous crie : erreur. Vous êtes une erreur, celui qui n’a rien à faire ici, mais… on n’a pas eu le choix alors vous êtes là, soyez sympa, faites pas trop de bruit, comme ça tout le monde vous oubliera. Sauf que ça ne fut pas le cas, et que Janice me rassura très vite sur ce point.

« Je suis fan, vraiment, de ce que vous faites ! J’ai tout lu de vous … Je vous avais mis sur ma liste et vous voilà ! Enchantée monsieur Sanders, Janice Woon. »

Elle m’avait tendu la main. Je l’avais serrée un peu mollement. Personne ne m’avait rien dit, je ne savais même pas qui était l’invité principal, et voilà qu’elle venait se présenter à moi. Mon esprit moulinait à deux cents à l’heure, Janice Woon évidemment, quel crétin j’étais. On entrait dans l’hiver, elle était invitée avant la saison. Le ski, son palmarès, c’était la star mondiale du cirque blanc et moi, comme un idiot, je ne l’avais pas reconnue.

« Je suis fan aussi, même si je ne connais pas grand-chose au ski… Votre palmarès est juste bluffant ! »

C’était à ce moment-là qu’un type stressé était entré, il s’était approché d’elle pour lui signifier avec délicatesse qu’on y était presque, qu’il fallait s’avancer. Elle avait acquiescé et s’était levée.

« Je dois y aller Jack. Je peux vous appeler Jack ?

— Bien sûr, pas de problème…

— Alors on se retrouve sur le plateau… À tout à l’heure Jack. Et bonne coiffure ! »

Elle m’avait fait un clin d’œil avant de s’en aller, et j’avais souri bêtement avant de me regarder dans la glace. Ma coiffeuse avait décidé de s’amuser avec moi, mes cheveux étaient complètement plaqués sur mon front maintenant. Je compris le clin d’œil et me sentis complètement ridicule. Elle était si belle, si spontanée. C’était une belle rencontre, nous étions si différents. Une rencontre vécue en direct par plus de douze millions de téléspectateurs. Je me retrouvais propulsé au cœur du late show le plus regardé du pays sans avoir été préparé. Janice venait de quitter la pièce pour lancer l’émission. Je demandai à la fille qui me coiffait si quelqu’un allait s’occuper de moi.

« Personne ne vous a dit ce que vous alliez faire ?

— Non, on m’a appelé au pied levé, on ne m’a rien dit.

— Bah, vous on peut dire que vous êtes courageux !

— Pourquoi ça ?

— Je veux dire, vous connaissez le show, ça va super vite… Alors si en plus vous ne savez pas ce qu’on attend de vous… »

Mon esprit se mit à tourner à plein régime. J’essayai de me souvenir de ce show, mais je ne l’avais jamais vraiment regardé. Il me semblait que des invités faisaient parfois des trucs un peu débiles, mais… Autour de moi un tas de gens brassaient dans tous les sens. Je remarquai un type aux cheveux grisonnants qui trépignait alors qu’on m’embarquait dans un couloir. Au fond il y avait de la lumière, l’émission venait de commencer, j’entendais le public qui tapait des mains, un orchestre qui lançait une musique avec des roulements de tambour. J’avançais lentement dans le couloir. Monsieur Cheveux-gris me poussait dans le dos de la main pour me faire accélérer le mouvement, j’essayai de lui demander ce que je devais faire, mais le bruit était tellement fort qu’il ne m’entendit pas. Je tentai de croiser son regard en me retournant, mais le type complètement stressé ne m’accorda pas un coup d’œil. Je déroulais mes pas lentement sur le sol jonché de câbles. Je sentais mon cœur battre dans ma poitrine. La sensation bizarre de ne rien contrôler alors qu’on allait me balancer dans quelques secondes face à douze millions de personnes. Aucun filet, en direct, face à une personnalité que je ne connaissais pas, à faire des trucs sur lesquels on ne m’avait pas briefé. Les murs défilaient de chaque côté, la lumière approchait, la musique et les applaudissements s’arrêtèrent pour laisser place à Jimmy Fallon. Je me laissai dériver pour arriver dans l’arrière-scène. J’étais le dernier à rejoindre le groupe des participants. Je regardai bêtement les invités présents. Ils étaient tous connus, jeunes, beaux et à l’aise dans cet environnement. Je me sentis brusquement petit, maladroit, fagoté comme un as de pique et complètement inconnu du grand public. L’un d’entre eux me jeta un coup d’œil en lançant un salut du bout des lèvres. J’aurais bien voulu m’approcher pour lui demander ce que l’on attendait de nous, mais quelqu’un l’appela au moment où je commençais à m’avancer vers lui. Ils semblaient tous savoir ce qu’ils faisaient, alors que je me sentais de plus en plus perdu. Le type au crâne argenté envoyait les invités les uns après les autres. Ils avançaient dans la lumière et je sentais le plancher vibrer sous les applaudissements à l’annonce de leurs noms. Mon estomac commençait à se retourner. Il n’y avait que des stars internationales. Moi je n’étais connu de personne. J’attendis que l’on m’appelle et sentis une main me pousser en direction de la scène. La lumière, un brouhaha, et douze millions de personnes derrière leur écran qui assistaient à l’arrivée en direct d’un inconnu maladroit. J’aurais aimé être suivi par quelqu’un d’autre, mais j’étais le dernier. Personne ne vint me voir pour me dire quoi que ce soit, j’étais projeté dans la lumière.

Je ne connaissais pas le concept (mais ça ne m’aurait servi à rien, j’appris plus tard que l’émission de Ja était différente), il y avait la scène, et des gradins avec les invités assis dessus. J’avançai dans leur direction en entendant vaguement mon nom prononcé dans les haut-parleurs. Je levai une main en direction du public en souriant, tout en gardant les gradins en ligne de mire. Un pas devant l’autre, j’essayais d’avoir la démarche cool de mes prédécesseurs, mais je me sentais raide. Je trébuchai sur la petite marche menant au siège vide, me rattrapai sur l’épaule d’un comique qui m’envoya une vanne et m’installai à mon tour. J’étais complètement nerveux, largué, au milieu de la fosse. Les célébrités qui m’entouraient étaient à l’aise, détendues. J’essayai de prendre une pose qui me donnait un air dégagé. En face, à côté du bureau de Jimmy Fallon, Janice était installée sur le canapé. Je la trouvais magnifique, complètement cool. Je me disais que cette fille connue dans le monde entier m’avait noté sur une liste de personnes qu’elle souhaitait avoir à ses côtés. L’émission avançait nerveusement, Jimmy prenant à partie les différentes personnalités, qui répondaient du tac au tac en se marrant. Janice parlait d’eux, de ce qu’elle aimait, de leur parcours. Elle les connaissait vraiment bien, savait de quoi elle parlait. Je restai tranquillement assis à observer, au milieu de cinq célébrités qui s’amusaient à balancer des vannes — surtout le comique, qui prenait beaucoup de place. Ils faisaient tous leur promo et le public applaudissait. Au milieu de l’émission, ce fut à mon tour. Je commençai à avoir l’estomac noué lorsque Jimmy se mit à parler de ce qu’elle emmenait dans ses bagages, des bouquins qu’elle aimait lire. J’ai compris que ça allait être à moi. Je commençais à me mettre dans le rythme, à me chauffer tout seul, mais là encore ça ne se passa pas comme prévu. Depuis le début il y avait un rythme, une dynamique bien réglée, Jimmy lançait l’invité avant que Janice n’échange avec lui. Pour moi ce fut différent. J’étais prêt, j’avais compris le principe, c’est pour ça que ça m’a surpris. Après avoir demandé quel type de bouquins elle lisait, il se tourna vers moi.

« Vous êtes d’accord Jack ? Du fantastique ! Du bon thriller paranormal ? »

J’acquiesçai.

« OK Jack, venez, venez là ! »

D’un coup, je n’étais plus prêt. Il y avait le public, les douze millions de téléspectateurs… Et il fallait que je me lève, que je descende des gradins, et que j’avance jusqu’à eux. Mes jambes se mirent à trembler, je me levai, m’excusai pour passer devant ma voisine et descendis les marches. Je me demandais pourquoi moi. Pourquoi fallait-il que ce soit différent pour moi ? J’avançai, raide, droit, mal à l’aise.

« Stop, Jack, c’est parfait, arrêtez-vous là ! »

Un type avança pour placer un micro.

« OK, Jack ! » Il se leva et vint se placer sur le côté en posant sa main sur mon épaule. « J’ai choisi un morceau so sexy pour vous. “Can’t Feel My Face”, exceptionnellement je ne participe pas ce soir. Alors honneur à l’écrivain pour ce lip sync. »

Je ne comprenais rien. J’allais devoir faire un playback sur un morceau que je ne connaissais pas. Autour, il y eut un tonnerre d’applaudissements et de rires. Je jetai un bref coup d’œil à Janice, qui me regardait en souriant depuis le canapé. La musique démarra. Je me cramponnais au micro, et regardai le public et la caméra en face de moi en prenant une moue sexy. Le spot m’aveuglait, la musique était forte, la voix démarra et je me fis surprendre avant de la rattraper en décalé, le public éclata de rire. Je me mis à taper des pieds en rythme, OK, ils allaient avoir du show ! J’étais complètement désynchronisé, mais je m’en moquais, je voyais du coin de l’œil Janice qui s’était avancée. Elle pleurait de rire, ça me plaisait. D’un signe de la main, je demandai au public de m’accompagner en bougeant les doigts, je me sentais cool, bien, et le public suivait, la musique se déroulait, je me lançai dans un déhanché torride à contretemps avec la musique, Janice se tenait le ventre tellement elle riait, Jimmy Fallon n’en pouvait plus non plus. Le reste des invités est descendu nous rejoindre en tapant dans ses mains. Je fis le show pendant une minute trente, ridicule comme jamais, mais c’était cool, je maîtrisais, le public me suivait et les invités étaient devenus fans en quelques secondes. J’étais au top, complètement libéré pour le petit tête-à-tête avec Janice et Fallon. Je répondis aux questions, Ja expliqua pourquoi elle aimait mes romans et Fallon, qui n’en avait sans aucun doute jamais lu un seul, balança une tonne de compliments dessus. Je volais sur un petit nuage. L’échange dura environ sept minutes, puis je retournai m’asseoir avec le reste du groupe sous les applaudissements. J’espérais avoir un peu de temps après l’émission pour échanger avec les différents invités et Janice, mais… Il était tard, tout le monde était crevé, on s’est tous salués et en quelques minutes il ne restait plus que les techniciens qui rangeaient le plateau. Le lendemain mes ventes décollaient, mes romans étaient devenus à la mode.

Nous nous sommes revus après le prime, le courant était passé, le genre qui vous stimule lorsque vous êtes en présence l’un de l’autre… Le genre dangereux aussi, parce qu’elle n’était pas libre et que je devais être le seul à ne pas le savoir. On se parlait de temps en temps, trouvait un tas de prétextes pour s’appeler, même si ce fut compliqué les premiers mois au cœur de l’hiver. Ses courses l’éloignèrent durant toute la saison, je la regardais sur mon petit écran dévaler les pentes au milieu des piquets, monter sur le podium et sourire… J’avais toujours cette sacrée impression que c’était à moi que ses sourires s’adressaient. Petit à petit, elle s’est mise à m’appeler juste après ses courses pour partager sa joie. Je culpabilisai au début, mais très vite je me suis mis à attendre ses coups de fil. Nous discutions des heures durant alors qu’elle se trouvait à des milliers de kilomètres dans une chambre d’hôtel. Je me sentais électrisé lorsque j’entendais sa voix. Et puis la saison s’est terminée, elle est rentrée chez elle, et c’est là, quelques jours plus tard, alors que je n’avais plus d’appels que j’ai appris la nouvelle. Ça faisait la une des journaux people, je ne pouvais pas rater le scoop. ILS SE SONT SÉPARÉS ! Suivait tout un article sur la fin de l’idylle entre la plus grande skieuse de tous les temps et un jeune financier apparemment connu de tous. J’ai refermé le tabloïde avant de le balancer dans une poubelle. On était en avril, j’avançais dans les rues de New York pour rentrer dans mon studio à quelques blocs de Central Park. C’était une belle journée, il commençait à faire chaud, on sentait la fébrilité du printemps, les arbres bourgeonnaient, des types et des nanas profitaient de la pause déjeuner pour s’allonger dans l’herbe cravates dénouées, vestes posées. Je sentais qu’il allait se passer quelque chose, je me sentais excité. Ma main tripotait mon téléphone nerveusement. Mais il ne sonna pas. Pas ce jour-là ni les six jours qui suivirent. J’essayais de la joindre en vain, elle était toujours sur messagerie. Je ne comprenais pas, il me semblait que nous étions devenus complices, plus que ça, même si aucun de nous n’avait dit quoi que ce soit… Et puis c’est arrivé. C’était un mardi, elle était à New York pour tourner un spot publicitaire.

« Tu es à New York Jack ? »

Mon cœur qui s’emballe et cette petite voix qui me dit : Ne montre rien, reste calme, pas de passion…

« Oui, oui, j’y suis !

— J’aimerais que l’on se voie… Enfin je veux dire, si tu es dispo et si… Si tu en as envie. »

Je me souviens de l’endroit même où je me trouvais. Il y avait cette bouche à incendie à côté de moi, ce petit magasin de primeurs sur ma gauche, un taxi qui passait en klaxonnant pendant qu’un jeune type en jean déchiré lui répondait d’un geste obscène en lâchant le guidon de son vélo. La scène est encore bien là, claire dans mon esprit. Je me raclai la gorge avant de lui répondre.

« Oui, cool. Tu es là ?

— Depuis dimanche oui… Une pub… Je serai là quelques jours. On peut se voir ce soir… Ça te va ? »

Et j’avais répondu oui. Comment aurais-je pu faire autrement, j’étais raide dingue de cette fille. Alors nous nous étions retrouvés ce fameux soir et c’était elle une fois de plus qui avait pris les devants. Nous nous étions embrassés avec passion, ça faisait tellement longtemps que nous attendions ça l’un et l’autre, mais vous pouvez comprendre ça non ? Des mois d’attente, de longs échanges et cette excitation continue, cette envie de sentir, de toucher l’autre, sans savoir si c’est possible ou permis. Et puis la possibilité de le faire quand tout bascule… Cette envie de rattraper toute cette attente.

Tout ça pour vous dire que j’ai eu beaucoup de chance, même si rien n’a été immédiat, mais la plus belle chose qui me soit arrivée, c’est bien cette rencontre avec elle. Et je bénis le ciel chaque jour que Dieu fait que le grand Douglas Barsfild ait planté tout le monde ce fameux soir de prime time.

2

Nous arrivâmes donc à destination le vingt septembre en fin de matinée, à cette heure où le soleil vous laisse un dernier instant de répit avant d’étendre ses rayons implacables sur tout ce qu’il touche. La Mercedes complice de ma conduite enroulait les virages qui serpentaient en douceur jusqu’au sommet de la colline. C’était une belle journée de fin d’été, une journée où l’astre solaire sait se montrer encore généreux. Les champs de blé s’étendaient à perte de vue, je me souviens de leurs longues tiges s’inclinant au passage de la voiture comme pour nous souhaiter majestueusement la bienvenue. Au loin le ciel s’assombrissait, le temps devenait orageux et la lumière avait cette teinte surréaliste qui magnifie tout ce qu’elle couvre. Mon amour, ma femme, assise à mes côtés, gonflait en moi une sérénité que rien au monde n’aurait pu troubler. Les paupières mi-closes, elle se laissait conduire, sa tête dodelinant délicatement à chaque nouveau virage. La route se déroulait devant nous comme pour nous inviter à venir rencontrer celle qui nous abriterait désormais, celle que tout le monde par ici appelait la maison de la colline. Les épis blonds s’étiraient jusqu’en bas de la pente douce, courbant l’échine sous les assauts du vent. Le ronronnement doux et onctueux du six cylindres, les jambes dénudées de mon amour, le soleil généreux sublimé par l’orage approchant, la musique country se déversant délicieusement dans l’habitacle… Le bonheur ! Et rien qui pourrait venir le gâcher. Cette maison, nous l’avions désirée. Janice ne supportait plus les obligations liées au succès, les cocktails mondains, les tirades dithyrambiques de personnalités qui sans aucun doute n’avaient jamais lu autre chose que les jaquettes de mes romans, les réflexions flatteuses sur sa carrière sportive passée, sur sa reconversion réussie… Elle voulait changer de vie, retrouver son homme comme elle disait, le garder égoïstement pour elle. S’éloigner de ce quotidien de carton-pâte ne reposant sur rien d’authentique, de sincère et de profond, réussissant presque à étouffer la grandeur des sentiments qui nous liaient, ne laissant plus assez de place pour les exprimer. Comme elle je désirais me recentrer sur l’essentiel, écrire, nous retrouver comme au premier jour, et laisser mon imaginaire me guider dans les mondes que j’aimais m’inventer. Écrire, et rien d’autre. Plus de chichis, plus de cocktails mondains, juste écrire et me consacrer à la femme que j’aimais… Vivre ! Et puis il y avait ce projet, cette idée que nous avions eue ensemble et qui nous permettrait d’échanger, de partager ce plaisir trop solitaire qu’est l’écriture. Janice était enceinte de deux mois, cet enfant nous l’attendions, le désirions tous les deux. Il nous restait sept mois. Écrire pour lui, écrire une histoire d’enfant, une histoire pour notre enfant. Bien sûr, c’était un peu tôt pour être certain, mais ce bébé arriverait et il naîtrait dans cette maison. Nous l’avions visitée ensemble quelques semaines plus tôt, en plein cœur de l’été. Tout de suite nous avions craqué sur la vieille bâtisse en bois aux grandes pièces lumineuses, aux recoins nombreux, étranges, donnant la sensation d’en découvrir sans cesse de nouveaux, avec ses magnifiques parquets s’étirant jusqu’à la plus intime et secrète de ses alcôves. Un lieu magique, hors du temps, avec sa façade en lattes un peu défraîchies se découpant sur le bleu du ciel californien. Et puis ce vieux chêne s’élevant au milieu de la cour, cette branche épaisse et noueuse courant au-dessus de l’herbe, supportant une balançoire rudimentaire attachée par une corde élimée et rugueuse, ondulant mollement en attendant le prochain occupant qui s’envolerait, grisé par le souffle du vent. Cette chambre au premier, ses larges baies surplombant la colline avec en contrebas la petite église blanche du bourg, îlot rassurant dépassant timidement les constructions imposantes de la grande rue. La sensation exquise de bien-être dans cette pièce au parquet patiné sentant bon la cire. La maison semblait être faite pour nous, elle nous attendait. Le bonheur…

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